Le corps perceptif et ses environnements
Le corps est une perception en soi. L'âge de la Terre a fait surgir des molécules improbables. Certaines se sont avérées inadaptées à l'accueil du vivant. D'autres, au contraire, ont pu stabiliser leurs présences et s'agencer dans des formes organiques plus ou moins complexes. Notre simple présence organique est, dans une échelle de temps inintelligible, une présence perceptive du milieu terrestre, c'est à dire un mouvement directement influencé par son milieu.
C'est dans cette même inspiration que je commence naturellement à décrire ce "processus du vivant" par ce qui initie son mouvement, sa phase perceptive.
La perception est la capacité inexorable de toute présence capable d'adaptation. C'est la fonction primordiale qui a permis au vivant de s'adapter à son milieu. C'est la capacité directe ou indirecte, passive ou active, à percevoir qui a permis aux organismes de développer une infinité de formes et de mouvements.
Percevoir son environnement permet des interactions, c'est en cela que le théâtre se trouve directement concerné. L'être humain n'échappant pas à sa nature, il est régi par les mêmes lois d'interaction organiques radicales que l'ensemble du vivant. Il n'est pas nécessaire de chercher ailleurs que dans la nature l'origine de ce qui concerne l'être et ce qui en découle.
Pour "s'adapter", l'organisme doit pouvoir percevoir hors de lui mais il doit aussi se percevoir lui-même, dans la rencontre d'un double affect. S'il se perd dans l'un ou l'autre de ces deux repères il ne pourra que disparaître, dans un mouvement abstrait d'évaporation ou d'implosion. Pour être, il faut rester dans le mouvement d'un champ dynamisé par deux repères. Pour acter ce "conflit originel", il faut être en mesure de percevoir ces deux repères, et y mobiliser ses sens. Il faut se positionner "entre".
Être vivant c'est être entre,
C'est acter la lutte des champs.
Tenir l'un et l'autre bout par ses sens et
Vivre la lutte dans la déformation vive.
C'est ce principe de double affect qui crée notre sensibilité au monde.
Dans la nécessité humaine de collaborer et donc de communiquer, une société, une communauté, s'harmonisera mécaniquement dans un système d'affects commun.
L'affect est ce qui a été mise en évidence, sous forme de schèmes, par Descola et ses travaux en anthropologie. Si l'être humain est en mesure de trouver des différences et des ressemblances avec les intériorités et les extériorités de lui-même et de ce qui l'entoure, c'est bien là la preuve d'un double affect à l'origine de l'être. Ces schèmes, lorsqu'ils définissent une mondiation, montrent qu'une communauté, une culture, peut trouver, par des abstractions et des intrications affectives, une régie commune vouée à définir le monde, à se le représenter. Cette mondiation est essentielle pour créer une efficience sociale.
Le comédien doit constater des ressemblances avec les intériorités et les extériorités de ses personnages. Il est une entité animiste par excellence.
Dans une société naturaliste comme la notre, l'acteur doit être en mesure de corriger et de doubler son affect.
Comment représenter une présence organique dans un contexte mouvant quand le corps n'a pour expérience qu'une pensée objectale ?
Pour l'acteur, c'est ici la nécessité d'une transformation profonde, dont il pourra trouver certaines clefs dans quelques livres de poésie.
Se laisser affecter mobilise les sens et dilue la pensée.
À ce stade, ce qui est perçu n'est encore qu'une mer mouvante et massive d'informations impensables.
La perception ne permet pas encore de distinguer, elle capte. Seulement une partie infime sera portée à l'esprit.
La musicalité offrira la mémoire et la lecture.
L'acteur, pour sa formation ou l'hygiène de son travail, doit entraîner sa perception. Il peut le faire dans des exercices aussi simples qu’évidents :
Qu'est-ce que je perçois et comment ? Comment jouer avec cette question ? Comment puis-je m'amuser de et avec tout cela.
Si je veux percevoir, je dois naturellement travailler à affûter mes sens, apprendre et m'entraîner à cela. Pour l'entraînement il me faudra chercher des états de concentrations intenses, jusqu'à sentir dans l'abstrait
Le parfum de l'air,
La fréquence de la lumière,
La dureté du froid,
Le bruit composite d'une rivière,
Le parfum neutre de l'air seul,
La texture des reflets,
Le son d'une pierre,
L'espace entrer dans le temps,
Et m'identifier à tout cela sera la clef
D'une présence nourrie d'autorités.
Je ne cherche pas la vérité,
Je cherche la justesse.
Le corps humain est entièrement perceptif. Il l’est de part ses cinq sens les plus admis, mais il est possible de chercher plus d’ouverture. Si on accepte naturellement d’autres facultés perceptives, d’autres sens viennent compléter cette liste. Par-delà l’ouïe, le toucher, le goût, l’odorat et la vue nous pouvons admettre par exemple la kinesthésie, l’empathie, distinguer la couleur et la luminosité comme étant deux sens perceptifs différents, de la même façon, distinguer les textures et les températures qui agissent différemment sur nos chairs
Et,
Explorer les idées les plus mystérieuses et
Incongrues, pourra prédisposer l'être
Aux trouvailles poétiques
Pour l'amusement et la joie.
Être
Est un sens.
Si je n'y parviens pas, ou difficilement, c'est que les sensations internes de mon corps sont trop bruyantes, probablement saturées par des peurs et des souvenirs. Pour mon entraînement perceptif je peux commencer à éteindre
Mes représentations,
Mes angoisses, mes anxiétés,
Ma volonté,
Et tout ce que le rêve de performance et d'humanité aura créé comme tension qui viendra saturer mon affect. L'acharnement à l'effort physique, la dépendance à l'idée d'une force volontaire, la détermination à convertir ses sens vers une puissance d'agir est souvent lié à une fuite de l'affect. Cette fuite de l'affect est facile à légitimer dans ce monde où
L'image suffit
À l'identité et au pouvoir.
Le corps, saturé par la souffrance et la résistance, se préserve ainsi d'un autre affect, l'affect ascendant, celui qui nous renseigne sur nos désirs. Ainsi l'être arrive à se protéger des mondes qui lui sont intérieur et extérieur, spécialisant sa présence dans le pouvoir tyrannique de la puissance inadaptée, ce qui est l'option la plus accessible à l'être pour étouffer sa souffrance et la confiner dans le vaste territoire psychique de l'impensable.
Pour éteindre les présences qui persistent malgré moi dans mon corps, je n'aurai pas d'autre choix que de prendre le temps de les écouter. Pour les écouter, il me faudra parler une langue qui ne se pense pas, la langue ineffable du corps, celle qui se constate et qui ne tolère aucun commentaire.
L'affect peut être cette cage précieuse où se confine le monde qui m'arrange, mais il peut aussi être
Le paysage d'un monde qui me plaît, d'un monde façonné pour être et où chaque voyage promet une jouissance dans les saveurs du vivant.
Aussi vrai que pour certain l'affect est un océan merveilleux, prêt à accueillir monstres et richesses,
Il est pour d'autre une vieille coquille creuse, étroite et au brou ténébreux, habité de spectres lointains et hurlants.
L'acteur doit corriger cela au risque d'être condamné au registre de ses poèmes privés.
Travailler à aiguiser ses sens, sa lucidité et sa naïveté pour ouvrir son affect et rendre fluide son immersion dans le mouvant.
La perception est la matière première du vivant. Elle est un flux qui s'ouvre au débit des passions.
Ce flux,
C'est l'énergie électrique, chimique, bio-mécanique, qui parcourra le corps et qui,
Dans un système fait d'abstractions et d'intrications,
Poussera l'être et sa pensée dans une réaction concrète, particulière, et adaptée.
Écouter ses sens, c'est se rendre disponible au monde.
À l'inverse, une pensée désaffectée, une pensée nourrie de la seule volonté, est une échappatoire. Une pensée affectée par elle-même est, par évidence, une dégénérescence.
La volonté remplace l'affect quand celui-ci est redouté, redouté en soi où dans ses conséquences. Il est important pour l'acteur en formation d'identifier ce qui verrouille son affect sans quoi l'acteur ne pourra se défaire de son jeu mécanique, pris dans la psychose, le surjeu, limité par le cloisonnement du pensable.
C'est par une exploration de lui-même et dans l'étude de ses propres conflits que l'acteur peut apprendre à comprendre la multitude de masques qui lui seront proposés.
Pour se défaire des représentations, il faut apprendre à valider ce qui est perçu sans chercher à le parler. Je ne dois rien commenter, ne rien mettre dans la dimension de la parole, et tout prendre, tout accueillir, et valider comme tel. C'est seulement ainsi que la plus classique des pommes redevient un fruit singulier, à la chair craquante et au jus sucrée, enveloppée dans une fine peau d'écorce et gonflée par la sexualité d'un arbre pour l'offrir à un heureux messager vers une autre terre, vers une nouvelle enfance.
Je pourrai alors constater que je deviens autre chose, quelque chose de présent, même si pas encore totalement acté,
Je deviens,
Simplement.
Percevoir est un acte passif ou actif.
Pour l'acteur, la passivité doit être investie.
Il est un paradoxe qui fait l'acteur : investir activement sa passivité.
Tenter de percevoir les manières, c’est initier au plus profond du corps, la curiosité qui mettra un terme à la fatalité des impensables. Nous pouvons créer des perceptions et explorer de nouveaux référentiels, par le jeu poétique et à destination de la joie et parfois, par accident, nous trouvons des points de vue aux pertinences improbables pour s’immerger dans le concret, dans la philosophie, le lyrisme et découvrir, explorer, de nouvelles « dimensions ». Il y a une dimension précise qui permet aux corps et aux esprits de recouvrer une liberté d’être et qui donne à la théâtralité une essence verticale, qui traverserait toutes les dimensions artistiques et humaines. Pour faire l’expérience de cette perception, il faut exploser les frontières mentales du corps mécanique et admettre que notre esprit interprète ce qu’il sent et que cela envoie au conscient une vision disséquée de ce que le corps perçoit entièrement. Pour qu’une pomme ne soit plus une pomme d’Adam coincée dans la parole des hommes, pour qu’une pomme ne soit plus seulement qu’une représentation sous-réaliste d’une mondiation, il faut faire l’effort d’y voir un fruit, puis une chair sucrée, et puis une présence animale en reflet. Et quand la pomme sera devenue une présence, le corps pourra enfin la contextualiser en ressentant en-delà de la pomme et l’environnement sensitif ne sera plus qu’un prolongement du corps perceptif et vivre pourra être assimiler à une danse référentielle et multidirectionnelle, dans l’entière dimension du concret. La pomme sera confondue en nous-même au-delà des chairs et la joie pourra acter la gourmandise et théâtraliser le repas. Devenir autre chose, c’est déjà émanciper son vivant par des actes poétiques, où le corps entier devient un seul et même sens, celui de fusionner avec son environnement.
Le sens est l’image mouvante du concret.
Ce n'est que dans le mouvant, connecté à ses sens dans la justesse,
Que l'être peut commencer son incarnation.
Entraîner et ouvrir ses sens
C'est se préparer
À être, plus fort encore.