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Le rythme, le pattern et la musicalité

Le rythme, matière première de l'invisible

Percevoir est notre lien premier à notre environnement et à notre situation. Mais chaque contexte est extrêmement riche d’informations. À l'infini, des matières, des odeurs, des couleurs, des formes, des mouvements abreuvent et inondent nos corps perceptifs. La quantité d'informations, et donc de stimuli, dans notre capacité à les recevoir, dépasse très largement l'esprit à les traiter et les prendre en compte. 
Il m'est impossible de ne pas me laisser submerger par l’information si rien ne me permet d'en faire le tri. 

Il est donc une fonction inconsciente du corps qui organise les informations, détermine les choses remarquables et permet de les appréhender. 

Prenons l'exemple d'un champs de blé. Si je me trouve face à un champs de blé, sauf trouble sidérant, je ne peux pas distinguer chaque tige, chaque épis individuellement. Si je peux en faire l'effort, mon œil doit minutieusement se porter sur chacun d'entre eux, et cela dans une difficile épreuve du temps. Si je ne peux être en mesure de créer l'image d'un champs, je me perd dans un flux doré, un démentiel labyrinthe de répétitions qui sature mon corps, et donc mon esprit, de courants électriques intraitables.

Pour construire l'image du champs de blé plutôt qu'une somme de pailles et d'épis, il me faut créer un ensemble. Si j'arrive à créer l'ensemble des épis en un champs je suis en mesure de percevoir le champs de blé.
Pour créer un ensemble, je dois confondre chaque tige de blé dans ce qui caractérise la tige de blé. Je dois isoler ce qui fait que le blé est sensoriellement du blé pour que la somme du blé devienne une sensation seule, une sensation de masse, de surface, de couleur, de bruit ou d'odeur, mais une seule sensation, proche du sentiment, qui concerne tout le blé et le blé seulement. 
C'est la fonction du rythme.

Et alors notre organisme par des phénomènes de reconnaissance d’équivalence de saturation et de quantité, crée de simples ensembles identifiables. Ces ensembles vont être traités comme des présences objectales, des présences environnementales. Lorsqu'un rythme est troublé, il créé les contours d'une présence remarquable.
Une série de brique devient un mur seul où jaillissent des portes et des fenêtres, une épaisseur de feuilles mortes devient un sol sylvestre d’où seront repérables les quelques plantes vertes et les champignons, le bruit de l'eau devient un son ambiant où l'oiseau se distingue par son chant, le flot de pression devient un courant où l'insecte emporté cogne, ivre, l'épaule ou la joue. 

La musicalitédu monde est notre environnement immédiat. La forme remarquable et intelligible est son négatif.
Là est l'origine de la forme et de notre obstination mentale à la chercher de toute part, c'est ainsi que l'environnement, relégué à une musicalité invisible, tend à disparaître de nos préoccupations intellectuelles quand celles-ci sont devenues régaliennes. Mais la musicalité du monde, notre environnement, intriquée à notre corps, malgré toute son invisibilité, est la forme la plus concrète de la réalité.

Grâce à l’implication totale du corps organique, les formes générées sont toujours restées des mouvements.

Et ainsi tout est interprété dans son mouvement, dans la nuance des intervalles.
Le rythme est ce phénomène qui permet à l'appareil perceptif de former des ensembles intelligibles. Ces ensembles sont des images archaïques dans lequel le monde des représentations va pouvoir se mouvoir. 
Qu'il soit abstrait, concret, quantique, atomique ou organique, le rythme est une répétition qui donne le sens, qui fait l'objet et permet la nuance. La répétition théâtrale est, de la même façon, la recherche de la justesse dans le travail de la nuance. 
La nuance est le reliquat de l'abstraction que le rythme aura nécessité.
La nuance est cette part de mystère où la vérité est dissoute, au profit d'une réalité. 
La nuance est cette absence qui est la consistance du corps
Et qui permet son mouvement
Dans son élasticité. 

Le rythme au delà de la forme

Le rythme n'est pas l'impact de la baguette sur une peau tendue, mais l'espace qui les sépare, dans 
Le champ de leurs interactions. 
Là où la pensée objectale ne voit que le temps marqué,
Le musicien, cet acteur, habite le mouvement invisible qui les lie.

Le rythme est la substance qui fait l'abstraction par l'intrication.
Dans l'abstraction de la forme objectale et l'intrication sensorielle,
L'être est en mesure d'habiter le cosmos.

C'est dans les espaces de rythme entre chacun des épis de blé que je pourrais distinguer 
Les présences remarquables,
Les coquelicots,
Et les caresses lumineuses du vent.

Plus que le rythme, donc, l'intervalle est l'espace mouvant où habite le vivant. 
Cet notion d'intervalle par le rythme est ensuite projeté dans une recherche continue par le vivant. 
Que ce soit dans la traque de nourriture, l'adaptation aux saisons, les lois darwiniennes, la génération de la pensée, la réminiscence du souvenir ou la répétition théâtrale, le geste burlesque,
Absolument tout ce qui est intelligible 
L'aura été par 
Une répétition et 
Pourra être vécu
Dans son intervalle. 

Le pattern, quand le rythme entre dans le corps.

Si l'intervalle est la nuance invisible qui permet d'appréhender son environnement, c'est que le corps est tenu dans la vigilance, la veille du mouvement, dans le présent mouvant. Cette appréhension est totalement automatisée par la nature même des synapses et du fonctionnement des neurotransmetteurs. Le système complexe de la synapse permet de donner des caractéristiques mécaniques au courants électriques. Quand le potentiel d'action devient une quantité de neurotransmetteur, l'information électrique devient une information biologique aux nuances infinies de saturation, d'émission et de réception. C'est ainsi que le corps "devient" le mouvement qu'il perçoit, et est en mesure d'y participer avec justesse. 
Au delà des synapses animales, les flux d'ions calcium des plantes permettent la même appréhension d'un rythme sensoriel.

Lorsque le corps est devenu le rythme, par une danse nietzschéenne, il est alors habité, possédé dans l’univers singulier des animistes. Il bougera d'une façon singulière, se comportera de façon singulière dans un motif fonctionnel auquel il est impossible d'échapper sans quoi nous serions simplement absent, désincarné, probablement mort. Ce motif fonctionnel, en anglais pattern, peut-être nourrie d'un contexte présent, comme on pourrait s’enfuir de l'emprise d'un essaim en courant et gesticulant vivement, sans autre cohérence que d'empêcher l'abeille de se poser sur nous,
Mais le pattern peut aussi être culturel, psychologique, moral, rituel.
Quand le pattern psychologique dénote avec la lucidité, c'est une névrose.
Quand le pattern psychologique rend impensable la lucidité, c'est la psychose.
Quand le burlesque fait rire, c'est dans ce contraste névrotique où nous nous reconnaissons tous.

Ce phénomène est tout à fait inconscient et demande une forte et permanente participation du corps dans une de ses fonctionnalités fondamentale et rarement décrite : les états de pattern. Les états de pattern sont une ambiance organique, un rythme devenu par le corps. Ce rythme va influencer toute la suite d’un processus du vivant en lui donnant une direction forte que je continuerai ici d’appeler une musicalité pour l'acteur. Les pattern des musicalités s’observent concrètement dans les démarches, les attitudes, et dans les réactions dites absurdes elles apparaissent comme l’apothéose du climax de cette musicalité. Dans le théâtre burlesque cette notion de pattern est puissamment travaillée. C’est le pattern qui devient identitaire pour le personnage, plus que son statut. Un personnage sera facilement identifié grâce à sa manière singulière de s’animer dans une musicalité tenue.

La musicalité ou quand les mouvements s'accordent.

Dans cette mécanique du vivant, le pattern cherche à s'accorder justement avec le mouvement qui l'entoure, le corps cherche à habiter le présent dans une symbiose harmonique. Cette symbiose harmonique se trouve dans une retranscription des mouvements perçu en un mouvement intérieur. La variation qui tend à cet équilibre, et toutes les variations liées à l'évolution des mouvements, des pattern, c'est la musicalité. 
Si le pattern est une emprise, il est la scène ou danse la musicalité de l'être.

La musicalité n'est pas propre à l'être, elle est ce que l'acteur doit chercher pour adapter sa présence au monde mouvant. Cette musicalité est l'idéal du mouvant. 
La musicalité est la résolution par le mouvement de la tension des affects d’intériorité et d’extériorité.
La musicalité est cet état de pattern, nourri par le contexte, qui nous donne la couleur de chacune de nos intuitions, qui oriente notre perception, notre affect, et qui fait émerger les souvenirs adaptés. La musicalité définie la fantasia pour diriger l’imaginaire avec efficacité. L’état de pattern volontaire s’appelle la concentration.

Cette superposition d’abstraction et d’intrication au profit d’ensembles se fait parfaitement inconsciemment. Et pour créer l’abstraction nécessaire à cette concentration, le corps tend à « devenir » le rythme, se mettant dans un état de cohérence avec l’ambiance perçue. Cet état à être en symbiose avec ce que nous percevons par la musicalité des rythmes nous permet de nous y concentrer organiquement. L’activité électrique générée par les organes sensitifs se répand dans le reste du corps harmonisant ainsi l’être entier avec sa situation et son contexte.

L'omniprésence de la musicalité dans l'être la rend incontournable au travail du comédien.

Cette étape permet de faire devenir le corps et l’être tout entier dans un état fusionnel avec son contexte et sa situation. C’est donc une étape nécessaire pour n’importe quel acteur, qu’il soit artiste du spectacle vivant ou encore poète ou politicien. Et cela pose la question de l’affect dans le travail de l’acteur. L’affect est souvent une correction importante à apporter à l’être occidental contemporain. Celui-ci bride régulièrement son affect afin de ne pas se laisser submerger par ses intuitions inconscientes. Cette bride lui permet de rester efficace dans son environnement exigeant de rationalisme et d’efficacité. Ainsi nous avons une forte tendance à nous désaffecter de nos perceptions, par cette dissociation du corps qui nous permet de rester dans la simple fiction sociale et économique. Un affect vigilant, profond et sans cesse disponible, en mouvement, mouvant, est une nécessité fondamentale pour l’acteur. L’acteur clown parlera volontiers de naïveté, pour éclairer l’idéal de croire tout ce qu’il ressent. Mais cette naïveté ne peut être un objet volontaire, le clown doit se fondre en elle pour qu’elle puisse être cette musicalité qui ne se trouve que dans l’abstraction du souci qu’on pourrait en avoir.