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Pourquoi ce livre ?

J'enseigne le théâtre depuis de nombreuses années.  
Je peux observer, et l’œil nu ici suffit, que la culture contemporaine ne permet pas d'investir l'enseignement au théâtre avec assurance, et par l'évidence. Il ne suffit pas de montrer pour enseigner. Il faut faire toucher.  
Pour toucher, il faut un corps.  
L'acteur, au théâtre, est le vecteur du vivant.  
Dans la formation d'un acteur, l'essentiel de la transmission se résume en une idée simple :  
L'incarnation,  
Sans quoi l'être ne peut être en mesure de "toucher" ce qu'il doit acter.  
Dans notre culture occidentale contemporaine, cette simple idée relève souvent du combat épique.

En France, comme dans beaucoup d'autres nations occidentales, être est avant tout devenu être une représentation de soi-même.  
Une désincarnation.  
Cette spécialisation dans l'image seule est une tendance culturelle qui innerve les disciplines artistiques. À vivre dans l'illusion de la représentation, à l'intérieur même de la fiction de l'humanité, l'être perd peu à peu son organe pour ne plus être qu'une idée.

Dans cette culture nettement appauvrie en poésie, en lyrisme, en musicalités, dans une culture où rares sont les personnes qui savent avec conviction distinguer une émotion, comprendre leur imaginaire, jusqu'à ne plus se repérer eux-mêmes dans le monde, jusqu'à se perdre totalement dans des inconsciences généralisées et la déresponsabilité collective,  
Dans cette culture,  
Le vivant, en toute logique,  
S'éteint.

La nature nouvelle de l'humanité, son univers représenté, est régie par des lois où le privilège est la source et l'ambition. Dans les réseaux artistiques, cette culture du privilège a dévalué la valeur commune et encouragé les pratiques solitaires, isolées, mercantiles, politiques, jusqu'au confinement des niches, d'entreprises culturelles spécialisées, ne survivant au capitalisme que dans l'urgence de satisfaire un public conservateur et aisé.  
Cet spécialisation des disciplines artistiques, dans l'entertainment et le produit de consommation, a rendu l'art mécanique et objectal, désaffecté du vivant. Cette nécessité à faire du fongible a éloigné l'artiste de la poésie, de l'erreur, du mysticisme organique essentiel et rendu obsolète, au profit d'un concept, d'un design, d'une pièce, d'un commentaire politique et de l'image cherchée utile, "intelligente".

Réussir sa vie, c'est la rendre utile à un système qui a un intérêt à l'asservir.

Il est vrai que les disciplines artistiques sont habitées d'inconnus. Des choses difficilement intelligibles sont en régie des arts. C'est parce qu'elles sont des choses invisibles dites abstraites. Ces principes abstraits essentiels peuvent devenir tout à fait conscientisables et surpasser ce qui, de prime abord, est considéré comme concret. Il sera aisé de donner des définitions concises de l'art, du théâtre et de la poésie, il sera plus délicat de leur donner du sens dans un contexte qui rend la nécessité déraisonnable.

Il faut dès lors entraîner la pensée à concevoir les présences dans leurs mouvements plus que dans leurs physicalités. C'est, par exemple, l'idée d'un "poème cosmogonique du vivant" qui participe à l'introduction de ce livre comme une épreuve à dépasser sa pensée au profit d'une réflexion dont l'activité du corps et du cosmos pourrait en être la matière première.

Certains diront que le théâtre, son apprentissage, se trouvent sur scène et non dans un livre, ou que la poésie n'est pas une science, qu'elle manque d'autorité, ou encore qu'avoir la foi ne suffit pas, et qu'il est préférable de respecter les fictions en place plutôt que d'y échapper avec de vagues "utopies". C'est tout à fait possible. Mais mon expérience m'apprend qu'un comédien ou un dramaturge qui rêve d'une carrière dans le théâtre ne se rend majoritairement pas compte de l'endroit où il place ses rêves. Et c'est effectivement un fait contemporain de plus en plus fréquent, la fonction de l'art ayant été supplanté par les logiques mercantiles. Dans ce contexte, la poésie n'est pas qu'une lubie aux utopies naïves.

Alors que  
La poésie est ce qui permet de rendre au corps un monde qui dégénère. La poésie c'est la force et le courage qu'aura eu un être, dans un moment flou d'égarement, à laisser jaillir la raison absurde du cosmos dans le chaos de son humanité.

C'est d'ailleurs ici un choix assumé. La forme de ce texte s'égarant volontiers dans des lazzis mentaux, elle permet de ne pas faire de mon propos un propos qui cherche la vérité pour en faire des leçons. Il s'agit plutôt d'un témoignage et de la transmission d'une trouvaille que j'estime universelle : le vivant et son exercice par l'être humain contemporain, dans l'idéal de sa théâtralité, et trouvé dans l'exercice de mon vivant, puis validé par des centaines, peut-être des milliers d'élèves sur des décennies d'enseignement au théâtre.

Pour continuer sur la forme de ce texte, l'usage du pronom "Je" et de sa subjectivité aura été le fruit d'une longue réflexion. Mon choix s'est arrêté dessus après deux constatations. La première :"Je" est universel. En dehors de quelques psychopathies, nous sommes tous "Je". Cet aspect universel est extrêmement séduisant dans un contexte qui trouvera les singularités ailleurs que dans les statuts et les identités. Aussi, l'usage du "Je" permet à l'écriture comme à la lecture un sentiment de présence, de réflexion mouvante plus que précieuse pour notre sujet.

La présence, l'art, le théâtre, le vivant, être humain, autant de concepts vagues qui ne sont pourtant que des évidences poétiques. Ne soyez donc pas surpris, dans cette lecture, d'être emmenés dans des formes littéraires parfois abstraites, pour une transmission qui se veut radicale et vers un enseignement  
Simple  
Et exigeant,  
Dfficile à penser.

L'exigence, c'est également une caractéristique de ce texte. J'observe beaucoup d'aspirants comédiens qui ne lisent jamais. Lors de leurs interprétations, ceux-ci sont incapables de donner du volume à leur parole, de la matière au mot qu'ils usent et de la présence à leur propos. C'est pourquoi j'aimerais faire de ce texte une épreuve suffisante à l'intellect, un challenge et une experience au jeune lecteur, et pourquoi pas aussi, un plaisir pour le lecteur aguerri. Je ne ferai donc pas l'effort d'adapter mon écriture au confort et au soucis littéraire. Je souhaite proposer un texte exigeant et engageant.

Ma radicalité n'est pas une imposture elle  
Est l'urgence mise en mouvement  
Dans la nécessité poétique d'une perception immédiate.  
C'est ainsi, et probablement seulement ainsi, que la radicalité sera en mesure de défricher l'esprit de ses carcans, pour recouvrer le champ des possibles  
Et tenter l'emmancipation.

L'évidence du corps est de la plus haute complexité pour la pensée,  
Et ce qui est naturel à la pensée est tout à fait étrange pour le corps.  
C'est un antagonisme naturel.  
Ce qui est abstrait pour le corps est concret pour la pensée.  
Ce qui est abstrait pour la pensée est concret pour le corps.  
Le théâtre est la manifestation de ce paradoxe dans l'épreuve de ses mouvements, par l'exercice du vivant.  
Lorsque la pensée habite le mouvement abstrait (ou concret, au choix) du corps hors de sa langue, alors l'esprit peut conscientiser le vivant,  
D'un mouvement singulier et pur puis  
Vivre, et  
Être vivant, et  
Donc  
Acter sa présence puis  
Faire valoir sa théâtralité  
Dans le regard de sa communauté  
Au nom du cosmos, au nom  
De la beauté.

Les enjeux sont nombreux et dépassent largement la discipline du théâtre.  
Le théâtre n'est à l'humanité qu'une intimité nécessaire face au reste du monde.  
Reste du monde que j'appelle ici  
Le cosmos, ou la Terre, selon.  
Le vivant est ce que j'éprouve  
Lorsque je suis traversé par le cosmos.

Parce qu'il est aisé d'oublier que nombre d'éléments sont immensément plus grands que notre humanité minuscule, et que  
Je n'habite pas l'humanité mais bel et bien  
Le cosmos.

Alors pourquoi utiliser le langage, l'écriture, pour faire l'éloge de ce qui ne se parle pas ?  
De ce qui ne peut pas se penser ?  
Parce que quelques personnes me l'ont demandé.  
Et que je n'ai pas su  
Si c'était leur désir qui s'exprimait  
Ou bien le mien.

Dans la confusion,  
J'écris.